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Michel Gerbal / Michel Guerbal
Théatre Constant
Maison 1 - 7 ( début )
( le 7 de la première maison fait à peu près 70 pages : je le mettrai en plusieurs fois )
7
Est-ce que ce sont de saints élus qui peuplent le Jardin,
des hommes et des femmes dont la chair aurait en ange
transmigré ? Non, trop pâle, clair, est l'ange pour la créature
qui digère; là où l'ange paraît, l'homme se défait; et l'ange est
collectif; sa beauté n'aura été que le rêve unanime de l'homme
honnête et malheureux, quand l'accablaient toutes sortes
de doutes, de renoncements;
mais tremblements et reculs
si l'ange en sa gloire transparente paraît comme
un soleil à travers la vitre triste, irradiée, qu'on effleure
froide pourtant du plat d'une main gauche!
la chair
serait calcinée par la beauté de l'ange.
Selon la mesure et la capacité de chacun
dieu en a pourvu; aux uns, le grincement boisé de la porte
d'une remise suffit; à d'autres, qui aiment marcher deux à deux,
sentir leurs chaussures s'enfoncer à peine dans le sable neigeux,
l'arrivée contre leurs tempes des derniers sons d'une cloche éloignée
fera parfaitement l'affaire; ou cette autre mémoire,
douce, suave, égalitaire comme la poussière
qui recouvre les livres, les bouteilles, les chemins:
ce qu'on appelle l'atmosphère d'un lieu
où des hommes se sont croisés à de multiples reprises:
alors on le sait: c'est là que se trouve, aura été le Jardin:
rue Bellot, peuplée de misérables, de petites teignes,
d'assassins, de saints et de justes. Des hommes intègres,
rapides, et de ces tiraillés que leurs désirs ne cessent pas
de fustiger sur la place publique de leurs zodiaques intimes.
Qu'auraient donc fait ceux-ci d'un Jardin à Cantiques ?
Nous y étions simplement tels qu'en nous-même
en pensées, en paroles, et en actes; entièrement:
même la violence y aura été candide
et jamais la brutalité n'aura été plus amoureuse
qu'en ce temps-là, dans notre rue Bellot.
Nous y étions pas mal joyeux, caméléons à chaussettes,
presque tous bien contents d'être ensemble.
Par quels chemins suis-je arrivé là ?
Sorti de moi dans l'espace des hommes
comme d’un retour de voyage.
"Par quels chemins ?" Ah ! la sempiternelle, la fallacieuse question !
Écoute et répète plutôt cette autre question
qui est déjà une réponse si tu l'écoutes bien
dans ce vent qui fait bruisser tes organes, les feuilles des arbres
et les autres étoiles:
" Où es-tu maintenant ? "
"Où je suis maintenant ? Mais c'est là que je suis ! je suis là !"
rue Bellot à Paris
j’habitais au 17 dans un petit studio
une jeune fille y mangeait avec moi et y dormait sa peau
lynx aux berges de mes peaux
son corps de grèves et de falaises
tambourait nos deux vies d'un avenir en solo
je la comparais à un ananas très doux en l'appelant Myriam
comme Schmuel seul une nuit dans le temple du verbe
avec ombres des lampes à huile, ombres des vents
sous les murs, courant dans les plafonds
comme des mains dans des manchons de marionnettes italiennes
avec le terrible silence, terrible et imparfait
des vents chauds de la nuit d'israël
car il était minuit au monde sur la tente de dieu
et trop hauts étaient les murs de la nuit là
sur son lit minuscule derrière une cloison mobile
il remuait et remuait sans réussir à dormir
et soudain ce fut comme une parole qui lui est adressée
de l'immense extérieur, du centre d'angoisse dans le temple
est-ce qu'il rêve ? Est-ce qu'il dort ?
Le gamin presque dissous dans la ténèbre toute de lui vacillante
répondit - c'est très ingénu en somme-
en hébreu "Me voici !" comme s'il s'exclamait: "Mais c'est moi !"
oui, c'est charmant comme un matin
le nom qu'il entend c'était lui semblait-il le sien
hier au soir lorsque il s'était allongé
ainsi nous voici
en prononçant Myriam
soudain j'accédai au pain de la matière
comme un bois flottant j'émergeai une nuit
de la pellicule maritime
et on me retrouva vêtu de lune et de sel sur la plage
de cette femme
ruisselante de l'insondable jeunesse des sueurs neptuniennes
A
Noms...
lors je prononçai Myriam et commençai:d'emblée je m'acquis des frères d'armes et de paroles et
je les nomme; et ils sont là, chair et sang !
entièrement présents dans leur nom !
dans ma bouche ! modulés par ma glotte !
soufflant l'air que j'expulse ! je les prononce !
tous ! et tous singuliers ! comme disait Abélard
le sang, par exemple, ça rappelle le vin vrai dans les verres de Martin à Meursault
( Simple analogie, je sais bien: mais c'est curieux, tout de même, ces vibrations légères ):
Martin:
quand Martin Prieur, du Domaine Jacques Prieur
est venu me chercher à la gare
la première chose qu'il m'a dit, c'est:
" Meursault est le centre du monde "
Sophie:
rue Bellot rez-de-chaussée cour
je salue la jeune femme
qui habite derrière la fenêtre à barreaux
elle m'appelle et me fait signe d'entrer
Atara:
d'une trentaine d'années son visage est ridé
par des espérances passées et la vie dans les champs
Je me laisse sans peine emporter
en admirant ses belles mains calleuses
par l'éloquence de sa dernière passion:
l'agronomie du coton
elle portait belle la fatigue parce que l'orage menaçait
et qu'elle avait passé des journées et des nuits
à récolter dans les champs le coton.
Diego:
ce soir là chez eux pour fêter ses papiers de droit de résidence on voit bien comment il est désolé
et troublé d'être moins aimé qu'idolâtré
par la femme qu'il aime
Sacha:
soudain il me regarde avec tristesse:
parfois, me dit-il, tu sembles dire des choses triviales
c'est terriblement décevant
il me semble que tu vaux mieux que ça
pourquoi est-ce que tu agis comme ça ?
Rahel:
encore une fois nous fumons des dizaines de cigarettes
trop fortes
nous buvons des litres de café
trop fort
encore une fois nous ne sommes d'accord
en rien sur les questions de théâtre
encore une fois nous nous moquons l'un de l'autre
encore une fois nous avons nos impartageables fous-rires
Léontine:
"Vous autres blancs êtes obsédés par la vérité:
si quelque chose ne va pas vous ne pouvez pas l'exprimer
parce que vous voulez toujours dire la vérité.
Peut-être, mais j'ai rempli la mission qu'Abib m'avait confiée : Léontine n'a pas fait l'amour avec lui.
Andreï:
bois, coupé lourd
de l'eau de tes cellules.
S'y initie ce qui sera pensée
ou pas. Andreï Sokolov, en exil
paisible des angoisses amoureuses,
dans l'athanor de l'hiver,
étreint le bois, l'écoute
encore. Faune discret,
arpenteur des dissolutions.
Le bois n'est pas patient,
il est lent: Andreï lui offre
un à un les noms d'une douleur
maîtrisée; ambres engrainées
des travaux et du temps.
Mais le nom qui le mieux au bois convient,
c'est cet oiseau qui lissait son duvet
- bec sous aile -
avant qu'à me voir il s'enfuie.
Et Michel, roumain:
un jour il m'a dit:
Tu es Juif ? Toi ? Ho.
Je ne suis pas antisémite mais
j'ai tendance. Je sais bien que ce n'est pas
approprié: ça vient de mon
mon enfance sans doute
et justement voilà que ça vient ça
vient.
Comme on dit il faudrait que j'y
travaille ça vient.
Je suis en psychanalyse.
Une autre fois:
Une chose ou deux à propos de — tu sais quoi — qui m'intrigue:
tu sais peut-être — toi qui es — excuse-moi — Juif
enfin ce n'est pas — hum — une insulte
pourquoi vouloir — enfin désirer — le contrôle — du monde?"
Depuis, quoiqu'on eusse fait la grève ensemble en faveur
de la libre et gratuite accession des étudiants étrangers
à l'université, je n'ai plus voulu — hum — désiré — le revoir.
Lovka:
fenêtre qui porte de cour en cour de ses mains
ce tambour que tu salues il a aa a
un accordéon se braque chien aboyeur de lunes peignées
pourquoi vite lent vite lent vite lent
Abib:
à chaque fois qu'on se croise dans la rue
il me crie de loin par mon nom
alors il m'évoque en plein Paris
quelque rencontre dans des pistes de déserts
Domaine Jacques Prieur
Martin:
Quand il est venu me chercher à la gare, moi un vendangeur, Martin Prieur m'a dit: " Meursault est le centre du monde ".
C'était la première chose qu'il disait, façon de parler de lui, juste après qu'il se soit enquis de d'où je venais, qui j'étais, avec un intérêt réel, sans simulation.
Accompagné d'un petit rire discret, quasiment un hoquet, dès avant qu'on en sache assez l'un de l'autre pour déterminer si c'était une plaisanterie ou pas, ça ne manquait ni de gentillesse ni de courage: il a dit: " Meursault est le centre du monde ".
Alors, presque sur le même ton:" ah ! bon" , ai-je laissé tomber, sous-entendant of course que ça aurait rien de plus étonnant que quoi que ce soit d'autre, j'en ai vu tant ! des centres du monde, de Trosly-Breuil à Jérusalem en passant par la gare de Perpignan, attendant seulement d'en savoir un peu plus.
Mais déjà, les sympathies sont pressées, le bonhomme me plaisait, un type de coeur, curieux, passionné, goguenard, sans pourtant autoriser qu'on oublie que c'est lui le patron, par nature plus que par droit: un seigneur de la terre.
Pourtant, rien n'y fait, là autour de la table, soudain j'ai lancé, à propos de ces deux vins, de vrais contes, extraordinaires, : "quel pinard!"
La terre et toute sa chimie étaient dans ces vins: deux grands crûs sur la toile cirée de la table dans le coin de l'aubergerie,
et nos maigres descriptions traînaient loin derrière les papilles: le vin est le nom d'une terre, le nom d'une année sur sa terre, le nom des mains, des coeurs et des esprits qui l'ont travaillée. Martin m'avait invité à rester au domaine, au tri parce que j'étais curieux de connaître tout ce que je pourrais des étapes de la fabrication du vin
alors que les équipes de vendangeurs étaient reparties avec seaux, gants et sécateurs en car vers les rangs.
Nous étions là un peu serrés autour de la table, les gens de la cuverie, Nadine l'oenologue, toute l'équipe du tri et quelques autres qui bossaient là.
Le pêché est rapide puisque je n'avais pas attendu le froid silence qui s'en est ensuivi pour éprouver, tortueuses et trèspensives, les entrelacs de ma faute,
mais lorsqu’Alain, si je me souviens bien, au nom de tous a prononcé la sentence: "on ne fait pas de pinard ici", j'ai pressenti aussi le soulagement du pardon.
Plus tard, le soir, on a lavé, Martin Prieur et moi, les palettes; lui d'un côté les enfilait dans la machine, accélérant de plus en plus, jouant sans jouer, moi à la sortie submergé par le nombre, faisant mon possible pour relever le défi, nous étions heureux à ce moment,
mais je n'arrivais plus à recevoir les palettes qui me tombaient dessus, encore moins à les empiler dans le bon sens, de plus en plus mouillé puis franchement trempé, glissant, pataugeant, sous le crachoir imperturbable de la machine qui brossait, giclait,
et quand finalement vaincu, mais tout de même désireux de lui faire savoir que je ne serais pas sa dupe, ni de lui ni d'un autre, je lui ai dit que je supposais qu'il savait qu'on a intérêt à faire ça avec un bon imper, il a répliqué, pince sans rire " ça s'pourrait !"
Mais tout de même ! " il est bon ce pinard ! "Pinard ! Forfanterie, ou simple curiosité, comme on se risque à une expérience pour en observer les conséquences, mais une fois fait le mal est fait, impossible sans grâce à défaire, ni sans amour en prendre la mesure.
Que les mots ne soient pas parfaitement adéquats à l'expression, c'est une affaire assez banale: en témoignent les innombrables malentendus, doubles-sens, jeux de mots, toutes ces petites chausse-trappes; il faut bien se résigner à ces petits pièges, quitte ci et là à en rectifier les déviances, torsions de la conversation: un bon éclat de rire, non ? qui pourrait aller jusqu'à douter, pour si peu, être soi.
Mais si les mots deviennent les pierres et les balles de l'intention moqueuse,
si la simulation injurieuse revêt le masque de la transparente évidence,
si l'humaine caresse camoufle la perverse intention et le désir de nuire,
qui est blessé ? la convention ? tout esprit doué de parole, qui sait qu'il veut et aime,
ou la réalité, l'indifférente réalité elle-même ?
" Où es tu maintenant ?
Où je suis maintenant ? C'est là, là que je suis ! je suis là !"
Y étais-je vraiment ?
Est-ce bien moi qui suis là ? suis je là réellement
quand je dis "moi" ? Qui me dit que je ne suis pas le masque pervers
d'un bon mot, qu'un désir, ailleurs, ou en moi, a rêvé,
qu'un souffle, une gorge, une bouche, une langue ont prononcé.
Comment vivrions-nous ailleurs que dans les voix ?
À force de songer à lui, j'étais presque devenu Abélard.
Presque c'est important.
Je doutais: Myriam, cela que nous vivons,
est-ce bien amour qu'on nomme cela ?
Abélard, au 11 °siècle enseigna que le péché n'est pas substance réelle
mais seulement consentement au mal.
Et voilà que j'étais presque devenu Abélard.
Rien à ce moment n'avait manqué encore à la jouissance de notre amour.
C'est aussi ce que laissent entendre les lettres qu'Héloïse et Abélard s'échangèrent
plus de dix ans après la castration d'Abélard, et leur séparation:
le même son de cloche : celui de tous les amants heureux.
Je n'aime pas être heureux: presque est plus important.
Presque me permet de connaître Abélard en moi-même.
Et à Abélard en moi-même de me connaître,
et aussi de se connaître lui-même, mieux
que jamais l'Abélard historique ne s'est connu.
Viendra un moment où une bouche s'ouvrira et dira:
"Je m'appelle Abélard"; au même moment,
quelqu'un saura que c'est moi.
Est-ce que ce pourrait être toi, cette femme,
là, que j'aime et qui m'aime, et qui s'appelle Myriam ?
Sauras-tu reconnaître " oui, tu t'appelles Abélard ?"
Nous ne savions pas.
Ce doute nous venait, opaque.
Qu'est donc l'amour s'il n'est point capable de cela ?
Est-ce cela qu'on nomme amour ou bien est-ce le masque d'autre chose ?
Une requête d'Abib
On frappait à ma porte, c'était nerveux Abib ;
par curiosité je lui fis signe de s'asseoir sous la bibliothèque,
qu'il veuille bien partager ma solitude et une tasse
de lapsang souchong sachant bien qu'il en serait déconcerté
que je lui offre un de mes thés précieux
avec cérémonie plutôt qu'une canette de 33
et je gagnais du temps et poliment Abib patientait
et se taisait
quand tout fut prêt et la petite tasse fumante dans sa main.
Alors enfin il ouvrit la bouche, agita les coudes et dit:
” J'ai réclamé partout tu n'es pas sans ignorer je connais beaucoup de gens,
mais personne n'est là pour moi comme dans Timon d'Athènes
alors j'ai dit si j'ai besoin le secours, dis-moi il faut s'adresser à qui ?
Ah mon ami espoir pour moi, c'est fini,
je fais effort sourire mais pour parler comme le vulgaire,
j'ai problème là bien-bien
mais pour parler franchement je viens que tu m'aides
ma cousine est arrivée du pays elle va dormir chez moi
c'est sûr elle voudra me coucher
et je te dis elle sait bourrer quelqu'un
c'est sur qu'elle l'emporte sur moi avec sa bouche sucrée.”
“Et tu ne veux pas coucher avec elle ? “
“Ah mon ami vraiment non je ne veux pas ça,
mais elle est grosse trop vraiment tu sais
vraiment c'est extraordinaire
je te le dis franchement elle me fait peur d'elle là
à rester tout seul avec elle.”
”Elle est si grosse que ça ?”
”Ah grosse grosse comme éléphant
vraiment c'est extraordinaire.”
”Et tu es obligé de l'héberger ?”
”Mais il faut bien réciproquer c'est sacré
si elle dit de retour au pays je l'ai pas accueillie,
tout le monde croira il est devenu français à la ville.”
”Mais si tu lui dis franchement que tu ne veux pas coucher avec elle ?”
”Ah mon ami vraiment tu me yailles, là !
je lui dis je ne veux pas te coucher
mais elle me moque pourquoi crois-tu je veux te coucher !
mais j'aurais honte et on parle et à la fin c'est bien sûr qu' elle me monte !
c'est une vraie sorcière, cette femme là !
car tu n'es pas sans savoir autant que moi-même
que ce que femme veut femme l'obtient
vraiment je peux l'accuser comment elle ôte ma paix”
”Mais qu'est-ce que je peux faire ?”
”Ah mon ami je te réciproquerai pour sûr !
mais fais toi que je respire moi aussi !”
”Mais comment veux-tu que je fasse ?”
”Alors je vais mourir dans les cheveux noirs !
j'ai pensé il faut que tu viennes avec moi dans ma piaule
elle ne tentera pas si il y a quelqu'un avec
vraiment elle est trop grosse
mais est-il qu'elle ne manque pas de pudeur féminine
elle ne fera rien si elle est pas seule à seule à ma bouche.”
”Bon, eh bien ...”
les habitants de la rue Bellot
Cercle d'immaculées vapeurs d'H20, rond et publicitaire
le visage d'Abib Diallo est un écran sur lequel sont projetées
les émotions: elles y ruissellent comme du loukoum sur une vitre.
Abib, glissait, funambule, sur le fil tendu
entre les récits du passé et les rêves de l'avenir
comme entre deux blocs de maison,
vaguement perdus de noir. Au dessus
de la rue du 19 ième arrondissement de Paris
où nous habitions, tous deux, des centaines.
Rue Bellot, les pavés de la rue jutaient d'odeur
de choux, d'agneau, de plumes de poulet brûlé.
Sang de volaille. La lune et la bruine se dissolvaient
dans les fentes. Les portes, avares, ne cessaient pas
de calculer des courants d'air entre leurs gonds.
Toujours je le vis le visage gai comme une lune de cartoon.
Une seule fois affolé: ce jour où il vint implorer mon secours,
à propos de sa cousine: c'était pour que n'arrive jusqu'à lui
la lourde masse de la réalité:
au bout de la rue, les antillais, le café africain,
une étagère que la poussière respecte,
les minuscules fagots de bois-bandé,
un bocal de noix de cola rouges,
une bouteille de jus de gingembre
aphrodisiaque. J'ai essayé une fois.
Un soir des gens chantèrent sous le ciel
et dans les bistrots des chants semblables
à un paquet de cordes avant d'attaquer une face difficile.
Ce même jour, un rasta farouche avait consolé un gamin au genou
écorché. Puis des femmes arabes youyoutèrent:
entendez-en monter la torsade écumante,
voyez s'en briser les éclats aux fenêtres attendries de soleil.
Vint la nuit, puis le crépuscule de cette nuit:
mouillée d'une rosée tombée au-delà des banlieues
une mèche s'enfilait de la rue d'Aubervilliers à la rue de Tanger:
à l'aube, des putes de l'avenue Victor Hugo
recueillirent leur fatigue au café du coin:
elles parlèrent remuant la crème d'un café
plus éternelle qu'elle, aux joues grises du patron
et à sa jeune serveuse.
Entendez leurs voix achever la nuit de deux-trois adjectifs
voyez-en sourdre les mots de la journée qui vient.
La serveuse, jeune, attentive,
mine de rien: il faut du temps pour accepter
que ceux qu'on croit devoir réprouver
parlent pourtant la même langue que la sienne. Mais, bon !
ce qui importe: joies, soucis des enfants.
L'énurésie; la maîtresse difficile;
un amour, à cinq ans, véritable: est-ce que
c'est pas étonnant ? Ces ptits bouts d'chous.
Les deux femmes délacèrent leurs étranges chaussures.
Leurs cuisses dénudées, croisées contre le bois du comptoir,
elles ne songèrent point à les couvrir.
L'autre petit café, arabe, à droite de chez moi
où le premier soir j'entrais demander le chemin de la rue où j'étais
le jour même où la terre a tremblé à Alger
une femme criant inch allah
bien plus digne que les images à la télé
(décombres en la ville et visages en décombres)
criant en un murmure découpé inch allah
j'ai peut-être des proches, de ma famille,
sous les décombres de leurs maisons
La dignité et l'émotion qui émanaient de ses mains, de ses épaules fortes
me souhaitèrent la bienvenue dans cette rue où j'habiterais peut-être.
Du même endroit une autre fois que celle des doutes, de l'amour et des masques
un tout petit enfant frisé s'est accroché à ma jambe
quand je passais devant et ne m'a pas lâché
tandis que je marchais
si bien que j'ai dû faire demi-tour et revenu à la porte transparente du café
- c'est drôle: j'ai failli dire: la porte du passé -
en lui caressant les cheveux tandis qu'il me riait
pendu à ma cuisse en marchant
sa mère- une jolie fille très noire - m'a dit —
et j'ai dit —tu ne t'inquiètes pas ? — m'a dit —
non, elle ne s'inquiétait pas, tu es quelqu'un de bien, elle m'a dit
— les enfants sentent ça —
Ah ? c'est une bénédiction ou un oracle ? bien bien et j'ai dit —
une chinoise, sobre et nattée, sortit du porche en face du café.
de temps en temps elle sortait et jamais n'y rentrait
parfois je tentais pourtant de percevoir sa respiration
le bruissement de ses nattes, ou un meuble déplacé
à travers les volets vert métallique toujours fermés rez-de-chaussée rue
mais jamais je n'ai entendu quoique ce soit
ainsi continua-t-elle à sortir, si belle et si chinoise, du porche
elle continua aussi à ne jamais rentrer
C'était, de temps en temps, que les femmes chinoises soient si belles
et quelconques les chinois
dans ma solitude, un signe éblouissant —
J'allais, je sortais, je rentrais, je traînais,
je.... oui, je baguenaudais,
dans le quartier sans fin
jusqu'à la cabine téléphonique de la petite place
pour appeler l'un ou l'autre de mes amis
pour qu'ils m'aident à lutter contre la peur de la nuit
à l'heure terrible où elle atteint les quartiers pauvres de la ville
et de la solitude
moins souvent que j'en avais envie
je leur proposais de venir ou qu'ils viennent
car j'avais honte de ne pas savoir être seul
avant que Myriam ne vienne vivre avec moi.
Abib rue Bellot
une après-midi chez des amis à lui,
je crois, des gens sans importance
pour la suite de ce récit: c'était, il me semble
ce jour même où je me rendis chez lui
pour le tirer d'affaire à propos de sa cousine:
juste en sortant de mon immeuble
je le croisais à nouveau dans la rue,
il m'entraîna chez ces voisins,
je ne pu rien faire que de le suivre
puisqu’il dépendait de lui qu'il m'emmène
chez lui et me présente au moins à sa cousine,
la grosse Léontine qu'il craignait tant,
avant qu'il ne s'excuse, s'éclipse:
tel est le plan que nous avions prévu.
Je devinais qu'Abib avait douté que j'accepte
sérieusement de lui venir en aide;
c'est pour cela qu'il se trouvait ici:
parce qu'il était, à sa manière, en train de fuir.
J'allais donc chez ces voisins
dont je ne me souviens plus;
c'est là que pour la première fois je rencontrais Tonio,
qui a assassiné un homme.
En ce qui concerne le jus de gingembre:
seulement l'impression d'avoir des bulles de champagne dans les veines;
je bouffe d'un coup cinq noix de cola,
dans le métro mes mains se convulsent sur le métal des sièges,
je suis le toréador des rails,
je pourrais tout arracher d'un coup tellement je suis en rage
la puissance des dieux de la cola dans le corps m'ordonne de faire un carnage,
je reste coi.
Je ressors du métro comme Orphée des enfers
écumant comme un amok: puissant comme un chaman
au retour de son long voyage autour de l'axe du monde.
Je marche au foyer des maliens, contenant un galop
dans chacun de mes pas
calmes dans la cour j'achète mes brosses à dents africaines
à des hommes vêtus de boubous multicolores,
y en a un qu'essaye de m'fourguer d'ineptes boîtes rondes rouges minuscules.
L'anéantissant du seul "n" de "non", je me réintègre au premier et mâche du poisson braisé, des carottes, de la salade
dans la chambre aménagée en resto à la gloire
de Hailé Sélassié et du prophète Robert Nesta Marley.
Et voilà tout.
( la suite plus tard )